Inde

 

 

 

 

 

Livre  « Voyage en Inde: Éclipses du regard » (2017)
co-écrit avec Clara Van Reeth
Voir aperçu du livre

 

 

                     CHAPITRE À Dharamsala, mars 2015

 

 varanasiguy3

.
Je repense à notre arrivée à Delhi le 3 mars, déboussolante. La capitale indienne est un immense capharnaüm clignotant, une jungle humaine bénie par les dieux du panthéon; Brahma (dieu de la création), Shiva (dieu de la destruction) et Vishnu (dieu de la conservation), ainsi que des milliers d’autres divinités que comptent leurs temples et leurs statues dont le pouvoir est appelé à s’animer par le don d’offrandes en tout genre (fleurs, encens, biscuits Oreo). Apres s’être faufilé dans les ruelles de la mégapole à l’aide d’un taxi chevronné, d’un temple à un autre (le temple Lotus, le Fort rouge), il s’avère que les grands parcs de la ville sont les endroits les plus plaisants; le langage sans ambages des arbres et des fleurs convient bien mieux à l’âme humaine que le racolage des marchands impétueux harponnant les touristes jusqu’au dernier recoin oxygéné. Pour l’esprit en quête de quiétude, Delhi semble respirer uniquement dans les salles de musées et aux cimes des arbres, si toutefois un singe ne s’y trouve pas en train de défendre son territoire.

.

DOC003

.

Voilà cinq jours que Clara et moi emmanchons un chemin distinct en Inde. Quatre cents kilomètres nous distancient l’un de l’autre, mais il est bon de se rappeler que la distance géographique n’est rien pour les âmes amoureuses. Des kilomètres de routes sinueuses séparent nos sacs-à-dos amarrés dans des villages qui se situent tout deux au pied des premières montagnes de la longue chaine himalayenne.

Je vais résider trois semaines à McLeod Ganj, faubourg de Dharamsala, qui se nomme également « Petit Lhassa » depuis que le lieu-dit accueille des tibétains en exile à partir de 1960. En tant que siège religieux, on y retrouve plusieurs temples bouddhistes dont celui du 14ème Dalai Lama, Tenzin Gyatso. À mon arrivée, j’apprends que deux jours auparavant sa Sainteté avait dispensé un enseignement publique au grand temple. Zut, j’ai loupé ce rendez-vous! Quelques jours plus tard, j’assiste à la journée commémorative du 10 mars, date de l’insurrection populaire de 1959 où des milliers de moines bouddhistes en protestation dans les rues de Lhassa sont morts sous le lâcher des armes à feu des troupes chinoises. Le Tibet est colonisé par la Chine depuis 1950 et c’est tout un peuple et une culture qui cherchent à survivre avec l’espoir de retrouver un jour leur terre en toute liberté.

.

DOC005

.

Je loge dans une guesthouse tenue par une dizaine de tibétains, nommée Pema Thang, qui signifie « fleur de lotus ». C’est une bâtisse construite à flanc de montagne vis-à-vis de l’immense gorge de la vallée. En contre-bas, à moins de deux cents mètres, est établi le temple du Dalai Lama duquel s’échappe à l’aube et au crépuscule des chants religieux prodigués par les moines. Les lieux abritent un monastère, un musée, un café, une librairie et la résidence privée du Dalai Lama.
Je m’assis à la terrasse de la maison et contemple la vue au loin. Om Ma Ni Padme Hum. J’ai pris la chambre la moins chère, mais comme je ne profite pas de la vue et qu’elle ne rencontre pas l’axe du soleil, je propose de passer un accord avec les responsables de la maison: 

« En échange de mes services en illustration et peinture pour orner la guesthouse, je bénéficie durant le reste de mon séjour d’une belle chambre en hauteur avec vue sur la vallée au même prix que celle du bas.

– Ok, let’s do that. »

wangchuk3

.
Je vais réaliser deux projets à l’acrylique: des tablettes de numérotation pour les tables du restaurant et une grande carte historique et culturelle du Tibet. Cette activité qui occupe et structure deux à trois heures de mes journées vient, progressivement, inoculer le rapport avec les employés tibétains de la guesthouse. Durant les repas, on apprend à se connaitre dans un anglais bredouillant entrecoupé de sourires et de regards plissés. Ils sont intrigués par ma démarche et se portent volontaires pour m’aider dès que nécessaire. Parmi eux, des jeunes et des plus âgés chez que je perçois un passé dense et lointain. Certains ont fuit le Tibet et sont arrivés ici il y a quelques années en traversant les montagnes et les plaines à pied.

DSCN4705

 

 

 

 

 

 

 

Le matin, après avoir déjeuné et bu mon thé vert, je pars volontiers en balade dans les forêts de deodars (cèdres de l’Himalaya) et de rhododendrons qui peuplent la vallée de Kangra. Je découvre également la balade des moines, un magnifique sentier qui entoure le temple principal dont les arbres sont noués entre eux par des drapeaux à prières, les lungtas. Des roues à prières, mani, jalonnent la promenade des fervents adeptes qui les font tourner au passage, invoquant le mouvement sacré, le regard perdu en marmottant des mantras.

Le rythme des jours ralentit peu à peu et mes activités s’affinent: contempler la matinée qui s’éveille, dessiner, marcher en se détachant de toute forme de familiarité et lire. Dans les alentours, je découvre de petits villages où la vie simple va son cours. À Dharamkot, je flâne entre les vergers en terrasses. La vue sur la vallée est pittoresque parmi les fleurs de moutarde. On y arrive de McLeod Gangj en empruntant une très belle route boisée sur trois kilomètres en montée. À l’orée du village, côté forêt, on aperçoit le centre de méditation Tushita. Le centre offre des cours d’introduction au bouddhisme et guide des retraites en groupe pour des pratiquants du bouddhisme tibétain. Le lieu, composé de plusieurs logements et salles de méditation, est enfoui parmi les arbres et exhale une harmonie paisible et silencieuse. 

Depuis les années new age, la vallée exerce un attrait touristique spirituel. À peine plus loin du bruit et de l’influence touristique de McLeod Ganj, Dharamkot est un village calme où l’on peut louer une maison pour des séjours de courte ou longue durée. On y retrouve beaucoup de jeunes filles et garçons israéliens, libérés du service militaire, en quête de voyage, qui en s’appropriant quelques rudiments du bouddhisme et de l’hindouisme ne s’accordent plus qu’aux principes mystiques de la vie en dilettante. En miroir, les menus des petits restaurants s’accordent: pizzas, sandwichs falafels, burgers végétariens.

.

DOC006

.

Je sens que je m’identifie de moins en moins aux autres jeunes occidentaux présents, tout en me rappelant qu’on est toujours les seuls à percevoir et aiguiser ce qui nous différencie des autres. Car finalement, tous nous venons faire l’expérience d’une vérification qui commence pour la plupart sur le versant du connu; les éléments qui répondent aux projections exportées et que l’on s’empresse de photographier. La mise en scène de soi devant l’objectif semble chez certains faciliter leur introduction dans un nouvel environnement. Or, selon les travaux sur la mémoire de la chercheuse L. Henkel, prendre des photos pour se souvenir de quelque chose pourrait paradoxalement aboutir au résultat inverse et faciliter l’oubli. De plus, les technologies actuelles de partage en prolongent les aspects illusoires en suscitant la complaisance des sphères sociales. Conscient de la courte durée de mon séjour, je préconise de s’en remettre au temps qui progressivement apporte au regard plus d’espace et d’acuité. On se met à observer ce qui nous entoure avec moins de raccourcis et notre vue s’élève tout en prenant du recul par rapport à son point d’arrivée. Dans un ouvrage de l’auteur américain Ian A. Baker: « Voir les choses telles qu’elles sont, insista le Bouddha Sakyamuni, exige qu’on lâche prise sur nos idéaux, seraient-ils nos idéaux les plus chers, pour embrasser le flux de l’existence et son impermanence. » Voilà des mots qui résonnent très fort dans cette vallée magnifique qui me soustrait naturellement de mes tracas quotidiens.
.

.
Un soir je me rends dans un restaurant de la ville où je croise une jeune anglaise que j’avais rencontré une dizaine de jours auparavant à la même adresse. Elle est assise à une table très bruyante entourée d’un groupe d’occidentaux du même âge. Elle me fait signe de la rejoindre en m’invitant à picorer dans son assiette de frites. J’apprends qu’ils reviennent tous de dix jours passés à Tushita dans le silence méditatif et qu’ils célèbrent l’aboutissement de la retraite. Les conversations sont très joviales, en petits groupes chacun expose son parcours de voyage en Inde, ses expériences vécues et à venir. Italiens, anglais, israéliens, américains. Les faces hilares sont éclairées par l’écran des téléphones à l’aide desquels les photos sont partagés. Je me plie aux présentations en feignant un sourire. Mes réponses sont courtes, une phrase ou deux. Je sens un léger décalage, je n’ai plus sociabilisé en masse depuis deux semaines. Dois-je réellement me faire connaitre aux yeux de tous ces inconnus friands de burgers comme moi? Mes questions et mon inclination à peine naissante s’estompent, me voilà assis sans plus aucun interlocuteur. Mon amie anglaise, que ma retenue a du décevoir à la face de ses nouveaux amis, s’est très vite lassée de ma présence et s’est confortablement remise de concert avec l’enthousiasme collectif. Je me lève et salue la table de façon subreptice. Sur la route, de retour vers ma chambre, je retrouve la noblesse du ciel silencieux. Je décante la scène et me questionne sur l’inertie de ma propre expérience ici une fois que j’aurais quitté les lieux.
.

.

Une semaine avant de la fin de mon séjour, je salue le départ d’une grande dame, devenue mon amie au fil des derniers jours. Une bretonne, Anne Roussel. Vingt années qu’elle vient en Inde. Elle a séjourné trois semaines à la guesthouse, laissant mari et enfants a la maison, pour peindre dans sa chambre, retirée, avec fenêtre sur la vallée et tenter de transmettre sur la toile le choc des couleurs et des contrastes que lui fait ressentir le pays. Ses oeuvres sont exposées dans une galerie à Pont-Aven. Elle m’a été précieuse, une compagnie douce ponctuée de discussions matures, tout en cultivant une jeunesse d’esprit remarquable. Par dessus tout, j’admire sa démarche artistique, sa manière de sublimer ce qui l’entoure en un tableau qui quête l’esthétisme. Sa présence va me manquer, je sens qu’il est bientôt l’heure de partir.
Avant de quitter McLeodGanj, deux choses me tiennent encore à coeur: une randonnée à Triund et une visite à l’institut des arts Norbulingka.

La randonnée vers la colline de Triund est une magnifique balade d’un jour qui, au départ de McLeodGanj, parcourt la vallée Kangra et les montagnes du Dhauladar à travers des forêts de déodars, de chênes et de rhododendrons. Je me suis mis en route très tôt avec sur le dos un petit sac contenant une bouteille d’eau, mon appareil photo et mes jumelles. Je marche d’un bon pas, en résonance avec les forces des éléments naturels qui m’entourent. J’aime les forêts. Quand on est seul, on entre en dialogue intime avec l’espace que l’on découvre. La sensibilité s’accroît dans le confluent silencieux où se percutent deux perceptions antinomiques: le témoignage de toute chose dans sa singularité et l’évidence supérieure que tout communique. Au bord du sentier caillouteux, j’entends des bruissements furtifs dans la végétation; des petits animaux qui, à mon approche, fuient. Me vient à l’esprit le travail des photographes animaliers; toute la patience que requiert parfois un cliché réussi. Je me dis que l’exercice de l’écrivain est très similaire si on l’imagine à l’affût du mot juste parmi tous ceux défilant dans son lexique.

Deux cents mètres avant l’arrivée, à 2800 mètres d’altitude, j’arrive au Magic View café qui sert des chaï aux visiteurs depuis 1984. L’échoppe et ses deux tenanciers font face à l’immense vallée qui étire l’horizon au loin jusqu’à la dissoudre. La halte s’impose après trois heures de marche. Le ciel est bleu éclatant et en contrebas, Dharamsala apparait minuscule. Un peu avant midi, j’atteins le sommet enneigé de Triund. On y trouve des campements pour passer la nuit devant lesquels des groupes de jeunes sirotent le thé. La vue panoramique révèle le sublime effroi des montagnes majestueuses et glacées. Des cairns se dressent en équilibre à côté d’un autel à offrande honorant Shiva. Dans les airs, un rapace s’engouffre de toute son envergure vers la « demeure des neiges », l’Himalaya. Après un plat de nouilles, j’entame la marche du retour sur le flanc sud-ouest de la colline en direction de Bhagsu. Je croise quatre indiens souriants qui dévalent le long talus d’éboulis avec une agilité si rapide et coordonnée que cela frise l’arrogance pour l’allochtone que je me dois d’accepter d’être à cet instant. Je passe par le village de Bhagsu, à l’est de McLeod Ganj. La balade mène à un temple shivaïte et une chute d’eau très fréquentés devant laquelle les familles indiennes de la classe moyenne se placent pour immortaliser le moment avec un flegme qui parfois rappelle les cartes postales des régiments de l’armée britannique du début du XXème siècle. Le long de la route dans le village, un abri est en chantier; monticules de terre ocreuse, mur éraflé de griffes arborescentes. Je m’arrête net, étourdi. Sous mes yeux, les éléments auxquelles je fais face me plongent dans une analogie totale aux paysages offerts par la vallée durant la journée. Me voilà renseigné sur le fond de ma démarche. Y a-t-il encore à douter de la puissance de l’imagination libérée par la marche?

.

Le Sens

.

Dans la pièce qui me sert d’atelier peinture, ma carte du Tibet attise les curiosités. Tracer le trait des frontières historiques de ce pays imputé de la moitié de son territoire depuis plus d’un demi-siècle est une manoeuvre délicate. Ma restitution géo-graphiste convoque la mémoire du Pö Chölka Sum, c’est-à-dire du « Tibet des trois provinces »: Ü-Tsang, Kham et Amdo. Ce Grand Tibet a une superficie d’environ 3,8 millions de km2, soit sept fois la France. Il représente près de 40 % de la superficie de la Chine dans ses frontières actuelles. Le tenancier et sa femme, un ami de visite et les cuisiniers se penchent sur mon tableau. Sous leur regard attentif, mon pinceau trace le cours sinueux des fleuves principaux d’Asie qui prennent source au Tibet; le Brahmapoutre, le Salween, l’Indus, le Mékong, le Fleuve Jaune et le Yang-sté. La richesse hydroélectrique représente 57 % du potentiel de la Chine et des centrales sont construites pour exporter l’électricité vers le sud du pays¹.

Trois jours avant mon départ, je reviens de ma balade matinale autour du temple du Dalaï Lama et aperçois le long de la route les autorités et une rangée d’habitants qui tiennent en main une khata blanche, le foulard de bienvenue et de respect. J’apprends que sa Sainteté quitte sa résidence pour se rendre à New Delhi. Je me range parmi les autres, emplis de joie et de révérence candide. Quelques instants plus tard, les portes d’entrée s’ouvrent et tous s’inclinent en mouvement. Dans l’une des voitures, j’entrevois tout juste au passage un vieil homme aux lunettes carrées et souriant, les deux mains jointes. Heureux je poursuis mon chemin et aperçois un chien sur le dos, les quatre pattes en l’air, qui fait cesser sa fatigue au soleil sur le bitume brulant.

.

DOC004

.

Le lendemain, je prends un bus pour l’institut Norbulingka, un centre culturel fondé par le présent Dalai Lama, situé à 16 kilomètres au sud-est de McLeod Ganj, et dédié à la préservation de l’héritage culturel du peuple tibétain. L’institut comporte un centre des métiers hébergeant 300 artisans pour préserver les coutumes traditionnelles tibétaines, et les adapter aux besoins actuels, dans les domaines de la statuaire, la peinture, la sculpture sur bois et l’art des métaux. Fasciné par les lieux, je visite l’atelier des peintres de thangkas qui transposent méticuleusement sur la toile les scènes du bouddhisme parfois à l’aide de pinceaux à poil unique. Au-delà de leur beauté esthétique, cet art est avant tout une pratique de méditation. Les peintres de thangkas, dans un état de concentration permanent, éclaircissent leur perception du dieu qu’il représente et forgent avec celui-ci une relation profonde. Certaines peintures mettront trois ans à être accomplies.

À la terrasse du restaurant de l’institut, des américains accompagnés d’un guide déjeunent sous de longs parasols. Je m’installe pour boire un thé et contempler le jardin japonais. Derrière les toits et leurs ornementations dorées, les montagnes blanches du Dhauladhar. Demain, je pars rejoindre Clara à Rajpur pour une traversée des plaines du Gange qui s’égarera vers les hauteurs du Sikkim.

.

DOC007

.


¹Françoise Pommaret : Le Tibet, une civilisation blessée, Découvertes Gallimard, Paris, 2002.