Quartier Louise

La marche est pavée de bonnes intentions

Tout démarre par un claquement de porte. Lorsque je sors de chez moi, après une journée écoulée de façon trop familière, l’appel du trottoir sonne alors comme une promesse à l’émerveillement et la consolation. Ce soir, j’assouvie cette démangeaison à la tombée du crépuscule. En contrebas d’une rue plongeante, entre deux bâtiments, le ciel majestueux convulse une lumière intense, avant de se rendre à la nuit et d’emporter avec lui, jusqu’au lendemain, nos plus fidèles espérances.

 

 

 

Aussitôt le pas embrayé, les nuances de la ville, imperceptibles dans la frénésie du jour, s’offrent au regard enclin à l’attention. Sur le trottoir d’en face, un chien à la truffe voltigeante malmène son maitre, le bras tendu par la laisse. L’animal rue son museau d’un recoin à l’autre. J’adopte le même comportement mais avec les yeux. Les dernières nappes de lumière glissent sur les toits incurvés de zinc laissant doucement place à l’obscurité. Aux étages supérieurs, les fenêtres lumineuses ont remplacé les étoiles. Tandis que celles adossées à des rideaux épais projettent l’éclat des réverbères et des feux de circulation. Une maison de maître, dont la façade soutient une glycine évanouie, laisse apercevoir dans son salon de hautes moulures de style Beaux-Arts. À l’intérieur, un lampadaire élonge l’ombre des plantes en de longues griffes gardiennes sur les murs. Un simple coin de tableau obscur peut venir susciter ma curiosité. L’homme est un regard désirant qui complète la face invisible des choses, leur éventuel passé. Notre oeil cherche constamment à situer, si tu es. Ce jeu de perceptions s’observe également dans l’importance et la minutie qu’on accorde à notre apparence vis-à-vis de nos congénères. Quelle infime partie de ma personne comprend l’autre à partir de ce que je consens à dévoiler? À partir d’une coiffure, d’une broche ou d’une moustache.
Mais, restons absorbés dans l’intimité des logis. Je me demande à quelles vies passées appartiennent ces bâtisses. J’ai un tel désir de m’y inviter. Entrée par effraction mentale. Leurs espaces intérieurs répondaient-ils à la mesure des libertés recherchées par les hommes, femmes et enfants qui y ont vécu? D’Ormesson écrit: «Ce qu’il y a de beau, dans une maison, c’est qu’elle soit habitée, usée, plus longue et plus riche qu’une courte vie humaine. Toute maison est un roman.»

J’arrive sur l’avenue Louise. La circulation y régente l’espace, les bruits courent. L’obscurité qui rend la ville énigmatique en tamisant ses imperfections est chassée par l’éclairage des vitrines et des phares de voiture. Les grandes artères froissent les âmes en balade; tant d’ouverture à charge d’un trafic intense agit sur l’homme comme un courant électrique sur le filament d’une ampoule grillée. En traversant ces endroits dessaisis de leur souffle, je me surprends à alimenter le bien-fondé  de mes convictions, de mes actions antérieures. Les environnements plus naturels agissent inversement sur ma pensée: le doute effervescent s’y introduit comme de fines bulles de gaz carbonique. Nietzsche nous prévient: «Toute conviction est une prison». Dans le hall d’entrée d’un hôtel éclairé par un néon, un réceptionniste, accoudé derrière son comptoir, patiente l’accueil des clients. Heureux ceux qui marchent!

Le pas légèrement pressant sur des dalles chancelantes, me vient alors l’envie de parler à un vieil ami. Des statues de bronze sur les remparts des parcs affichent un regard qui intercepte toute rêverie. Ces sculptures à la beauté froide évoquent esprits et démons du passé. Grâce à l’empreinte artistique des fondeurs, on comprend qu’au fil des siècles, l’humain reste taraudé par les mêmes questionnements, seul son environnement change. Dans les yeux de ces témoins immobiles, l’expression de la question existentielle la plus singulière, celle qui risque de perdurer encore et encore : «Où cours-tu?». J’interromps ma marche, un instant. Le temps d’approfondir cette confidence muette. Corps et âme tendus vers l’inconnu, en nous seul réside l’avenir, dont la gestation imaginaire agira comme un gouvernail sur nos choix de vie. «Ne sais-tu pas que le ciel est en toi?», répond la philosophe Singer.

 

 

 

 

Sous de hauts platanes et hêtres, mes pas longent des parcs communaux fermés la nuit, tel le parc d’Egmont. Auprès d’un chêne de Turner, on y rencontre une statue de Peter Pan sur un piédestal, une reproduction de celle située dans les jardins d’un palais londonien. Les portails sont malheureusement cadenassés. Pour rejoindre le calme de cet îlot et ses arbres, il me faudrait recevoir la grâce d’un peu de poussière de fée.

Direction la place Poelaert flanquée de son palais de justice colossal où d’intenses luminaires incendient ses entrailles, sa cour de pierre. Le feu s’embrase et gagne l’espace. Les flammes oranges jaillissent de la colonnade qui porte l’imposant fronton de la justice. L’édifice, si honorable qu’il soit, semble calciné. En contrepartie, la place propose une aubaine magnifique, le panorama le plus étiré de la ville. Un endroit propice au déversement de ma nostalgie accumulée au fil des pas. Dans les airs, plane le regret attendri et mouvant qui balade James, Le Maître de Ballantrae de Stevenson:

« Ailleurs, il est conforté de voir des visages attirants, de remarquer des amis possibles ; ici, il explore de longues rues, le cœur serré, en pensant aux visages et aux amis qui ne sont plus. Ailleurs, il est ravi de la présence de ce qui est nouveau ; ici, il est tourmenté par l’absence de ce qui appartient au passé. Ailleurs, il est satisfait d’être lui-même, tel qu’il est maintenant ; ici, il est taraudé par le regret, tout aussi fort, de ce qu’il était autrefois, et de ce qu’il espérait devenir. »

La ville est couchée, quelques chaumières bruissent dans les Marolles, des feux scintillent au loin. Peu importe les forces qui vous amènent en ces lieux de la ville – que frappe le maillet du juge sur son socle ou que s’éveille en nous l’immensité face à l’horizon – l’âme mêlée de regrets, de souvenirs et d’espérances y côtoie son salut.
Une fois le sentiment d’existence resurgi en une fine pointe sous la cage thoracique, je rentres chez moi, les mains en poche, en évitant d’emprunter la même route. Et sur le bout des lèvres, je susurre au vent l’exhortation nietzschéenne: «Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur».